FORT FRONTENAC 1758
1-Situation
Au début de juillet 1758 les espoirs de la Grande Bretagne et de ses colonies étaient encore élevés. Les hostilités faisaient rage en Amérique du Nord depuis 3 ans et bien que les armées britanniques aient connus quelques succès limités, les Français s’étaient montrés particulièrement tenaces. Il y avait eu la retentissante défaite de Monongahela en 1755 et les captures par le général Montcalm d’Oswego en 1756 et de Fort William-Henry l’année suivante. Mais en 1758 de nombreuses troupes continentales avaient débarqué et des dizaines de milliers de colons de Nouvelle Angleterre s’étaient enrôlés dans les troupes des provinces coloniales. Devant un tel déploiement de forces l’effondrement de la Nouvelle France était attendu. Une grande armée aux ordres du général Amherst devait tenter de s’emparer de la forteresse de Louisbourg pendant qu’une autre devait remonter la vallée de l’Ohio pour prendre Fort Duquesne. Mais l’assaut le plus important devait avoir lieu au Fort Carillon à Ticonderoga où la plus grande armée jamais réunie en Amérique sous les ordres du général James Abercromby, commandant en chef des forces britanniques en Amérique du Nord allait s’opposer aux troupes métropolitaines et aux quelques troupes coloniales et aux quelques milices canadiennes de Montcalm.
Carte de la Nouvelle France et de la Nouvelle Angleterre
Ticonderoga fut une cuisante défaite pour les Britanniques. Les 16000 soldats de Sa Majesté ne purent avoir raison des 4000 Français qui s’opposèrent à eux. Le moral de l’armée anglaise qui avait retraité vers Fort William-Henry était désormais au plus bas.
Le lieutenant-colonel Bradstreet, qui avait déjà joué un rôle non négligeable à Ticonderoga voulait restaurer le moral et l’honneur des troupes anglo-américaines en tentant un raid contre un fort français.
2- Le plan de John Bradstreet
John Bradstreet (1711-1774) était un officier de l’armée régulière et bien que souvent qualifié d’américain, il était né à Annapolis Royal en Nouvelle-Ecosse aujourd’hui partie du Canada. Il fut commissionné officier dans le régiment de son père, le 40e régiment à pied (futur 2nd Somersetshire) en 1735 et avait déjà participé à plusieurs campagnes lorsqu’il rejoignit Abercromby en 1758. Devenu lieutenant-colonel, il avait commencé à recruté des « battoemen », des colons armés spécialisés dans la construction de barques de transport et projetait de prendre le Fort Frontenac mais Abercromby avait décidé de se concentrer sur Ticonderoga. Les bateaux de Bradstreer avaient permis de transporter les troupes sur le Lac George, ses « battoemen » se battant en tant que tirailleurs lors de la bataille du 8 juillet.
Lors de la retraite il milita activement pour une nouvelle opération immédiate contre un autre fort français.
Reconstitution du 40e régiment à pied
La cible de Bradstreet était donc le fort Frontenac, sur la rive nord-est du Lac Ontario. Aussi connu sous le nom indien de Cataraqui, Fort Frontenac était devenu au milieu du 18e siècle quasi-légendaire. Louis de Buade, comte de Frontenac, l’un des plus flamboyants gouverneurs-généraux de Nouvelle France, l’avait fait bâtir en 1673 pour ouvrir la voie vers l’ouest. Il fut inauguré en grande pompe pour impressionner les Indiens. Dans les années1670 Robert Chevalier de La Salle en fut le commandant avant qu’il ne parte en expédition pour explorer l’Ohio et le Mississippi jusqu’au Golfe du Mexique, ajoutant par là la Louisiane au royaume français. Avec le temps cependant la position stratégique du fort avait fortement décliné au profit d’autres places comme Michilimackinac, Niagara ou Detroit. Dans les années 1750 il n’était plus guère qu’un dépôt et refuge pour les vaisseaux français.
Le choix de Bradstreet n’en était pas moins judicieux. De par sa notoriété passé, Fort Frontenac était connu partout en Amérique et en Europe. Sa capture vaudrait d’attirer l’attention sur les armées britanniques sur un jour favorable. Et comme il était nettement moins stratégique il était peu probable qu’une importante garnison y stationne ou qu’il soit correctement fortifié. Les armées de la Nouvelle France étaient étendues sur de nombreux fronts et ne seraient probablement pas déployées en force à cet endroit. Les chances qu’une forte expédition réussisse à le capturer étaient donc bonnes.
3- Constitution de la force expéditionnaire
Bradstreet avait eu l’idée de ce plan quelques temps avant l’attaque de Ticonderoga et tenta de le remettre à l’ordre du jour après la défaite. Malgré la résistance initiale de plusieurs officiers, il fut adopté à l’unanimité. Le 13 juillet Abercromby ordonna à certains éléments des régiments de New York, du New Jersey, du Rhode Island et du Massachusetts (cdt :Thomas Doty), ainsi qu’à un détachement de l’Artillerie Royale et plusieurs « battoemen » de se rendre à Schenectady. Là, ils devaient rejoindre le régiment du Massachusetts du col. William, 2 Cies du régiment de New York, une Cie de Rangers et 2 Cies régulières indépendantes de New York. La force expéditionnaire de Bradstreet était en marche.
A partir du 26 juillet elle se mit en marche pour rejoindre les forces du brigadier général John Stanwix postées le long de la rivière Mohawk. Unies, les forces britanniques s’élevaient à 5600 hommes.
La tâche de Bradstreet et Stanwix ne se limitait pas à la prise de Fort Frontenac mais devait aussi veiller à sécuriser le flanc droit des Britanniques le long de la Mohawk, Wood Creek, le lac Oneida jusqu’à Oswego sur le lac Ontario. Suivant les ordres d’Abercromby un fort, Fort Craven plus tard renommé Fort Stanwix devait être bâti à Oneida pour verrouiller l’accès à Albany par Mohawk. Début août les hommes de Stanwix étaient en place et le fort en cours de construction. Deux mille hommes devaient y stationner. Bradstreet se mit alors à sélectionner des volontaires pour l’assaut prévu :
Ordre de bataille anglais :
Artillerie Royale: 27
Réguliers: 155 (Cpt Ogilvie)
Rangers (ou scouts): 60
Régiment de New York: 1,112
Régiment du Massachusetts (col. Joseph William): 432
Régiment du Massachusetts (col. Thomas Doty): 248
Régiment du Rhode Island: 318
Régiment du New Jersey: 418
Battoemen: 270
Indiens Iroquois: 42
Total: 3,082 hommes
Reconstitution d'un régiment de New York
La plupart des hommes étaient issus des troupes des provinces coloniales. Seuls les artilleurs étaient des soldats réguliers métropolitains. La troupe embarqua depuis les restes de Fort Newport (détruit en 1756 après la prise d’Oswego par les Français) jusqu’à ceux de Fort Wood Creek (idem).
Le13 août les hommes du régiment indépendant du cpt Ogilvie arrivaient à Fort Bull, un autre fort rasé en 1756 après la chute d’Oswego. Deux jours plus tard le reste de l’expédition arrivait mais la maladie, due à une eau impropre, avait frappé. L’on coupa l’eau avec du rhum pour tenter de remédier au problème. L’expédition traversa le lac Oneida et les chutes d’Oswego pour atteindre le lac Ontario et le port d’Oswego le 21 août. C’était la 1e fois que des Anglo-Américains retournaient sur les ruines de la ville depuis sa perte 2 ans plus tôt.
Des éclaireurs indiens au service des Français avaient repéré les hommes de Bradstreet depuis déjà plusieurs jours. Quatre Mississaugas avaient pu observer une avant-garde de rangers le 13 août . Ils parvinrent même à s’emparer d’une copie de l’ordre de mission de Bradstreet sans que quiconque s’en aperçoive (!). Ce n’est que le 19 août, en trouvant les cadavres scalpés de 2 des leurs disparus un peu plus tôt que la présence des Indiens fut révélée. On ne sait pas quand exactement les Indiens sont arrivés à Fort Frontenac mais le commandant du fort envoya un messager (avec les documents dérobés) à Montreal pour prévenir de la menace qui pesait sur lui et ses hommes.
Les 123 bateaux et 95 baleiniers partirent d’Oswego le 22 août. Le temps était calme mais les conditions climatiques peuvent varier en très peu de temps et devenir très dangereuses. Plutôt que de traverser directement en direction de Fort Frontenac l’expédition préféra longer les berges. Bien lui en prit car le 2e jour le temps s’était tellement détérioré que les hommes durent débarquer vers 8h00 et attendre la fin de l’après-midi pour reprendre leur navigation. Dans la soirée 5 canoës manœuvrés par des Indiens au service des Français furent repérés. L’avant-garde de l’expédition (les rangers et les Iroquois) tentèrent de les capturer mais les canoës se révélèrent bien trop rapides et s’enfuirent. Bradstreet était encore à 24km de Fort Frontenac quand l’alarme fut donnée. A 2h00 du matin le fort tira 4 coups de canons, signal d’alarme pour les tribus indiennes avoisinantes. Un vent violent s’était levé et les hommes ne purent embarquer avant 16h00 pour s’arrêter sur une île en fin de soirée. Fort Frontenac était alors à moins de 10km.
4- Le siège de Fort Frontenac
L’expédition arriva en vue de Fort Frontenac le 25 août vers 8h00 et débarqua sur une petite île à moins de 5km. De là Bradstreet avait une bonne vue générale du fort et des maisons qui l’entouraient. Plusieurs bateaux mouillaient dans le port. Finalement les hommes débarquèrent sur la rive même du lac. Les rangers, un détachement de « battoemen » et les Indiens partirent en éclaireurs. Ils reportèrent qu’il n’y avait ni Français ni Indiens en dehors du fort. Bradstreet fit encercler le périmètre et poster des sentinelles.
Plan de Fort Frontenac
A l’intérieur du fort la situation n’était guère brillante. La garnison ne comportait que 110 hommes, 8 indiens et plusieurs civils, avec femmes et enfants. Des 110 hommes seuls 48 hommes et 5 officiers provenaient des troupes coloniales régulières, les compagnies franches de la marine. Le reste n’était que des employés ou des charpentiers de marine enrôlés. Les plus fiables étaient peut être les 28 « voyageurs », employés pour décharger les marchandises. Le commandant du fort était Pierre-Jacques Payen, Sieur de Noyan (1695-1766). C’était un officier âgé et à moitié infirme avec de longs états de service. Il avait déjà commandé le fort dans les années 1720, avant que ne soient construits les forts Niagara et Toronto. Il avait après servi à détroit et à l’état-major de garnison à Montreal et était devenu lieutenant du Roi (lieutenant gouverneur) de Trois-Rivières. Il était retourné à Fort Frontenac en 1757 en semi-retraite à mesure que ce dernier se transformait en dépôt. De fait les meilleures troupes étaient engagées avec Montcalm et seuls les officiers âgés et les soldats les plus médiocres étaient destinées à l’occuper. Noyan était un bon officier placé dans une situation sans espoir mais il ne se rendit pas.
Dans la soirée les hommes de Bradstreet restèrent sagement à couvert alors qu’une cinquantaine de coups de feu étaient tirés en provenance du fort.
Reconstitution des Compagnies Franches de la Marine
Il était évident pour Bradstreet que l’artillerie devait être amenée sur place pour mener le siège. Il avait avec lui 4 canons de laiton (obus de 12 livres), 2 obusiers en fer de 8 pouces et 2 en laiton. Tôt le lendemain matin il fit débarquer l’artillerie et 3 Cies de New York prirent position sur les hauteurs à l’ouest pendant que Bradstreet allait reconnaître l’endroit avec le cpt Thomas Sowers du Génie. Malgré ses nombreux effectifs la force expéditionnaire n’avait que 70 munitions pour chaque canon, 40 pelles, 40 bêches et 40 pioches. Ainsi, toute construction destinée au siège devait avoir soigneusement été pensée auparavant. Bradstreet repéra une position intéressante sur un escarpement à 150m au nord du fort où une fascine pourrait être installée. A l’ouest 2 canons et 3 obusiers furent installés derrière un parapet abandonné. Le cpt George Coventry du 55e régiment à pied fut chargé de superviser les travaux. Les Français tirèrent des coups de feu toute la journée sans effet. Durant la nuit toutes les fascines furent relevées et chacun des 1200 hommes déployés en prit une pour s’avancer plus près du fort. Un seul homme fut blessé au cours de cette opération.
La batterie positionnée sur l’escarpement au nord fut rapidement mise en action. Les obusiers, sous le commandement du cpt Stevens firent d’énormes dégâts. Plusieurs obus tombèrent dans l’enceinte du fort. L’un d’entre eux explosa près des réserves de munitions, mettant le feu à de la poudre qui brûla gravement 3 indiens et impressionna grandement la garnison. Les canons français se mirent à tirer, ne parvenant qu’à blesser onze hommes. Clairement, l’artillerie britannique était très supérieure. Les Français possédaient une trentaine de canons et 16 obusiers mais beaucoup tellement vieux qu’ils n’étaient d’à peu près aucune utilité. De toute façon la garnison ne possédait que 3 artilleurs dont un officier ce qui peut expliquer en partie le manque d’efficacité des tirs.
Le bombardement repris dans la matinée du 27 août, entre 7h00 et 8h00 avant qu’un drapeau rouge ne soit dressé du fort pour demander à parlementer. Un officier français sortit et rencontra le cpt Sowers. Les Français s’étaient honorablement défendus mais ne pouvaient en aucun cas espérer tenir un siège en bonne et due forme. Dans quelques jours, peut être quelques heures, le fort serait réduit à la baïonnette par des centaines de soldats et un inévitable bain de sang en découlerait. Bradstreet tenait à régler la chose au plus vite compte tenu du probable envoi de renforts en provenance de Montreal.
Voyant que la garnison allait capituler les navires ancrés dans le port tentèrent de prendre la fuite mais les vents jouaient en leur défaveur et le cpt Stevens ne cessa de les harceler avec son artillerie. Deux d’entre eux seulement, avec 40 hommes d’équipage, parvirent à quitter l’embarcadère avant de s’échouer sur l’île située en face du fort où les hommes s’échappèrent dans en chaloupe. Les 8 indiens du fort, y compris ceux grièvement blessés, s’enfuirent en canoë.
Les conditions de la capitulation furent raisonnables : Toutes les armes, munitions et réserves, ainsi que les navires, devaient être abandonnés. Les hommes de la garnison tout comme les civils pouvaient partir en emportant leurs affaires personnelles. Ils devaient se rendre à Montreal où un nombre équivalent de prisonniers anglo-saxons devaient être libérés.
Ainsi se terminait le siège de Fort Frontenac. Les Anglo-Américains avaient subi 11 blessés, les Français 2 morts (dont un artilleur) et un nombre indéfini de blessés.
Dans l’après-midi les Français avaient rassemblé leurs affaires, embarqué sur des bateaux (du style qu’utilisent les « battoemen ») et partirent en direction de Montreal pendant que le feu était mis aux magasins et aux habitations qui entouraient le fort.
Il est à noter que Bradstreet ne céda pas au probable désir de vengeance de la troupe après le massacre de Fort William-Henry l’année précédente où les alliés indiens de Montcalm avaient massacrés les soldats tout autant que les civils à l’issue des combats. Il ne souhaitait clairement pas une victoire entachée de sang.
5- Conséquences
A Montreal le gouverneur général de la Nouvelle France, le marquis de Vaudreuil, avait ordonné la levée de 1500 hommes, « soldats, colons ou indiens », pour secourir Fort Frontenac sous les ordres du major Duplessis-Fabert.
Bradstreet n’ignorait pas que des renforts allaient être envoyés et souhaitait quitter les lieux au plus vite. De plus plusieurs hommes étaient malades et certains cas de désertion avaient déjà eu lieu. Après avoir chargé tout ce qui avait quelque peu de valeur et détruit suffisamment les fondations du fort pour qu’il soit inutilisable, la force expéditionnaire rembarqua le lendemain du départ des renforts français. Le butin était estimé à 35000£. L’objectif de restauration de la réputation de l’armée britannique fut finalement atteint lorsque le 31 octobre la London Gazette publia un numéro spécial sur la capture du fort.
Il a été souvent dit que la perte de Fort Frontenac avait coupé les lignes de ravitaillement françaises. En fait la route allant de la rivière Ottawa au lac Huron était la véritable voie de ravitaillement des avant-postes français sur les lacs Huron, Michigan et Supérieur et dans une certaine mesure jusqu’à Detroit et le lac Erie. Si la perte de Fort Frontenac était une désagréable surprise, elle ne représentait en définitive qu’une interruption temporaire de la route Lac Ontario / St Laurent supérieur. La meilleure preuve en est que les Français ne tentèrent jamais de remettre Fort Frontenac en état.
Par contre la prise du fort indiqua aux Français que leurs arrières pouvaient être coupés. Plus important, elle permit de sécuriser de nouveau Oswego non seulement comme une position sur le flanc gauche des Anglo-Américains, mais aussi comme la base de futures opérations.
Ce n’est qu’en 1783 qu’un nouveau poste militaire fut reconstruit à cet endroit, cette fois appelé Kingston et destiné à protéger le Canada britannique des Etats-Unis naissants.
Sources : René Chartrand : Fort Frontenac 1758: Saving face after Ticonderoga / Osprey @ http://www.ospreypublishing.com/content1.php/cid=265
Lee D. and Amberleigh R. : The Battle of Ticonderoga @ http://darter.ocps.net/classroom/revolution/ticon.htm
Stefan Bielinski : John Bradstreet @ http://www.nysm.nysed.gov/albany/bios/b/jobradstreet.html